Les mots et notre métier

17.5.21

  La curiosité, un des moteurs des Grandes Découvertes, nous permettra, plus modestement, de mieux comprendre aujourd’hui en allant à la rencontre d’hier, conscient que ce qui nous vient du passé nous tend vers l’avenir. Sans aucun malentendu entre nous : je ne revendique aucun statut d’historien, de philosophe, d’épistémologiste ou de linguiste. Mon objectif est, tout simplement, de vous faire partager le fruit d’un questionnement. Comme certains sont partis à la rencontre d’autres continents, partons à la rencontre des mots.

  En France, l’histoire de ce que nous appelons encore aujourd’hui la chirurgie orthopédique, reste à écrire. D’autant qu’elle n’a pas toujours été dite « orthopédique ». Nous  reviendrons  un peu plus loin sur cette idée essentielle.

  Certes, on peut trouver, ici et là, une histoire événementielle des découvertes et avancées techniques, histoire traversée de noms éminents dont certains sont mêmes connus du grand public. Mais on cherchera vainement l’existence d’un travail historique conceptuel. Nous entendons  par histoire conceptuelle de la chirurgie orthopédique, au-delà des récits anecdotiques, au-delà des progrès hésitants et incertains, au pas au pas, le plus souvent liés aux nécessités, une mise en évidence, au cours de l’histoire de notre pratique chirurgicale, de grandes étapes, de moments d'importantes ruptures dans la conception même d’un geste ou d’un objectif à atteindre.  Comme toute activité humaine, l’évolution de notre profession est intimement liée aux évolutions globales de la recherche fondamentale, des techniques, de l’industrie, aux options et choix d’écoles, aux attentes du corps social dans son ensemble et dont nous ne sommes pas indépendants, mais notre art n’a jamais été la seule confluence, la stricte résultante, d’influences extérieures à lui. Il a eu, il a aussi ses objectifs et sa démarche propre. 

  On peut ébaucher cette mise en évidence de quelques étapes décisives, notamment à travers les évolutions terminologiques de notre discipline. Plus simplement dit, les mots pour le dire pourraient nous relater avec fidélité quelques étapes essentielles révélatrices de la pensée de l’époque. Comme nous allons essayer de le montrer les mots ne sont jamais utilisés par hasard mais ils témoignent de l’état d’esprit d’un moment donné.  

  Nous pourrions prendre comme image la formation d’un chirurgien que l’on nomme encore orthopédiste, en remontant le fils d’Ariane des mots qu’il va rencontrer durant le parcours de sa formation.

-Pour commencer l’apprenti  va devoir apprendre l’anatomie, et nous verrons d’où viennent ces mots étymologiquement rapportés au grec et au latin mais historiquement peut-être pas.

-Puis nous lui confierons une rugine, mot révélateur des origines opératives de notre métier  

-Enfin il sera devenu un « chirurgien orthopédiste », terme éminemment représentatif de la France pré révolutionnaire 

-Alors  peut-être sera-t-il  capable de nous éclairer sur la terminologie actuelle 

  En fait bien avant Hippocrate, Homère dans l’Iliade et l’odyssée donne des descriptions anatomiques tout à fait étonnantes sur la hanche, on peut ainsi lire « Diomède avait lancé une pierre à Enée , là ou la cuisse tourne sur la hanche et que l’on nomme le cotyle ».  Le cotyle  nomme un récipient pour recevoir les liquides, une écuelle chez les Athéniens, nommée kotulê. Pour les romains l’ acetabulum  était un “petit gobelet destiné à la mesure du vinaigre” (qui a donné les noms d’acétate : acide acétique).  Cela évoque bien la cavité articulaire hémisphérique, bien congruente, réceptacle de la tête fémorale.  Historiquement, l’acétabulum était aussi un jeu du fou du roi qui consistait en un gobelet au fond duquel était fixée une ficelle reliée à une balle. Il fallait récupérer la balle lancée en l’air, dans le gobelet. Ce montage figure bien la tête fémorale et son ligament la reliant au fond de l’acétabulum. Ce jeu s’apparente au bilboquet. Evoquons maintenant les aléas de ce qu’il est convenu d’appeler la nouvelle nomenclature des termes d’anatomie. Parfois une traduction trop rapide peut être source de confusion. Par exemple, parler de coupes coronales pourrait faire penser qu’il s’agit de coupes faites dans le même plan que la couronne du souverain. C’est exact mais il faut se référer à la couronne de César. Les auteurs de cette nomenclature souhaitaient qu’il n’y ait aucune similitude  possible entre deux termes. Pour éviter toute confusion entre décubitus  (position allongée, fétiche des romains) et cubitus (le coude, la coudée) ce dernier a été remplacé par ulna (avant bras). La perte parait anodine, mais elle est symboliquement forte puisque la coudée faisait parti des trois unités de mesure avec le pouce et le pied, qui servaient de références pour les constructions architecturales comme les temples notamment( aréostyle) . Prenons encore quelques exemples : nous avons tous déjà réalisé une’’ butée coracoïdienne ‘’  Butée est un mot dérivé de “but”, comme butoir, rebute et semble provenir du francique bût qui désignait une souche d’arbre ou un billot de bois. Tous ceux qui ont un jour heurté le pied contre une souche comprendront le sens.  On retrouve ‘’coracoïde non loin de l’arbre puisque c’est la comparaison animale avec un oiseau, cette fois le “corbeau”. En effet le processus coracoïde de la scapula, de par sa forme recourbée, ressemble à un bec de corbeau

  La quasi-totalité des termes d’anatomie ont une origine grecque ou latine. J’ai donc longtemps cru qu’ils avaient été donnés à cette époque. Il faut néanmoins légitimement se poser cette question ‘’Hippocrate a –t-il disséqué ‘’ ? Rien n’est moins sur,  dans ses écrits il n’est jamais fait mention du cubitus, de l’humérus ou du fémur. Les seuls os décrits sont la clavicule (forme de clef) et les vertèbres nommés osselets. 

Il n’est pas exclu de penser que tous ces mots aient été proposés plus tard notamment dans le monde arabe comme nous allons le voir , et retraduit en Latin et en grecque pour les besoins de la cause . En effet, notre Pays va alors connaître une période de régressions importantes liées aux interdits des théologiens. Les passeurs de la pensée médicale se trouveront alors dans le monde Arabe, à son apogée en l’an 1 000, en particulier dans le sud de l’Espagne occupée depuis 714. C’est à Cordoue, capitale du monde musulman occidental, qui compte 1 million d’habitants, 80 écoles, 50 hospices et 1 bibliothèque de 600 000 ouvrages que naît en 936 ABUL CASSIS (Abdul Al Qasim Khalaf Ibn Abbas Al-Zahrawi). Abulcassis se distingue rapidement dans le domaine de la chirurgie, de la traumatologie, de l'urgence, de l'orthopédie. 


   Pour Abulcassis les interventions doivent être réalisées selon un plan préétabli. Il pratique le traitement des fistules, les amputations, les trépanations. Il connaît l'opération du goitre et la résection des anévrismes des membres. Il assure l'hémostase par compression digitale et cautérisation au fer chaud. Il connaissait aussi la méthode de réduction des luxations de l'épaule qu'on appelle aujourd'hui la manœuvre de Kocher. Sur la rotule il réalise les patellectomies, presque mille ans avant la description  de RalphBrooke.
- Il fut le premier à utiliser dans les opérations du petit bassin, la classique position Trendelenbourg, attribuée plus tard au chirurgien allemand. Abulcassis nous laissera une encyclopédie de 1500 pages en 30 livres. Son apport est immense. Il est l’essentiel passeur des savoirs et savoirs faire issus de la Grèce Antique et ses apports sont considérables. On les retrouve encore 2 siècles plus tard en Italie avec Roger de parme qui traitera de la traumatologie du corps, avec le dominicain Guillaume Salicet, qui enseigne la Physique à Vérone et qui rédige sa cyrurgia  qui, en partie, traite de « l’algèbre et la restauration qui convient à l’endroit des fractures ». Le mot algèbre  est très caractéristique de l'influence arabe sur la terminologie médicale et chirurgicale du Moyen-Age, en effet, il est l'adaptation en français de "Al djaber el mogabelah" c'est-à-dire "art des restaurations osseuses" qui convient à l'endroit de la fracture et dissolution . Ce terme, du latin dissolutio, séparation des parties, est très employé au Moyen-Age pour désigner un état de discontinuité, telle la fracture ou la luxation.

 

  Mais, dans le même temps, dans le royaume de France, depuis peu l’Eglise a interdit aux moines de pratiquer la chirurgie, tandis que règne également l’interdiction de la dissection. La médecine devient un tout qui regroupe des disciplines diverses comme la botanique, la chimie, la physique, la pharmacie, les soins de beauté, l’hygiène de vie, la physiologie et la chirurgie. Ce tout ne fait pas partie des Sept arts libéraux, mais, comme la chirurgie a recours à certains d’entre eux, on la classe dans la seconde philosophie. Ce qui dérange les théologiens de l’époque c’est le côté technique et pratique. Les prêtres sont donc interdits d’exercice. Cette interdiction facilite l’émergence d’une nouvelle élite : les Physiciens. D’ailleurs les anglosaxons utilisent toujours le terme physicien pour désigner le médecin. Ainsi ces nouveaux médecins acquièrent un statut scientifique en étant assimilés aux philosophes de la nature, mais, du même coup, ils dédaignent la chirurgie qui perd le statut qu’elle avait depuis un millénaire. Pour autant la nécessité de l’acte chirurgical réparateur n’en est pas moins réelle. Ces gestes chirurgicaux en quittant les rangs de la médecine se trouvent exercer par des manuels : les barbiers.


  Les chirurgiens, ravalés au rang de barbiers, créent leurs propres écoles, dont la confrérie des Chirurgiens de Saint Côme est un exemple célèbre. L’enseignement se fait en Français. Des grades apparaissent comme celui de maître-Chirurgien. Les mots nouveaux sont alors empruntés au vocabulaire des Métiers. La  rugine vient de rouanne, mot issu du latin populaire de Gaule et venant de rucina (sarcler) et de rhukane (rabot). Ce mot désigne alors une sorte de compas servant aux tracés des charpentiers. 

A partir de 1550, le nombre de textes chirurgicaux en Français augmente considérablement. Paris conserve une tradition latine, mais des centres chirurgicaux comme Lyon développe une politique d’édition qui au latin allie la langue vernaculaire qu’ est le Français dans une perspective éducative dans une tradition littéraire où l’héritage humaniste est présent. Jacques Daléchamps, médecin, publie une œuvre considérable, Chirurgie Françoise, destinée aux Compagnons et Maîtres Chirurgiens organisés et structurés comme une Corporation de Métiers. Difficile de ne pas évoquer l’exemple d’Ambroise Paré, fils d’un barbier de Laval, qui malgré l’immensité de son talent a du attendre un décret du Roi pour être nommé chirurgien puisqu’il ne parlait pas latin. Les Chirurgiens sont donc des hommes de terrain, efficaces et pragmatiques. En raison des services rendus, ils jouissent d’une grande renommée à la Cour Royale. Cette notoriété leur permettra d’être réinsérés dans le giron médical et scientifique. Et le retour à la faculté des chirurgiens marquera l’exclusion des femmes qui pourtant jusqu’ici exerçaient fréquemment notre art.

      Maintenant que notre élève connaît l’anatomie et qu’il sait manier une rugine il mérite son titre de chirurgien orthopédiste.

Comme nous l’avons vu notre apprenti a pu progresser grâce aux travaux de ses illustres prédécesseurs .  Pourtant ce n’est pas l’un d’entre eux qui créera le nom actuel de notre discipline. Nous voici au siècle des Lumières. Sous l’influence des Philosophes, de Jean Jacques Rousseau notamment, apparaissent la conscience sociale, le rôle du Corps Social conçu comme un collectif représentant un tout, dont les parties sont gérées par un Contrat, dont la stricte observance par les vertus de l’Education et de l’apprentissage garantit l’harmonie de l’ensemble. L’époque est donc dominée par l’orthos grec : ce qui est droit, pouvant être entendu également comme ce qui est dans la norme .Dans ce contexte, c’est Nicolas Andry, médecin, doyen de la faculté de Médecine de Paris, Professeur de médecine au Collège Royal, qui crée en 1741 le terme d’Orthopédie dans sa publication « Orthopédie ou l’art de prévenir ou de corriger dans les enfants les difformités du corps, le tout à la portée des pères et des mères et de toutes personnes qui ont des enfants à élever ».  Il s’explique lui-même sur le choix de sont titre en écrivant : « Quand au titre en question, je l'ai formé de deux mots grecs, à savoir, d'Orthos qui veut dire droit, et de Paidion, qui signifie enfant. J'ai composé de ces deux mots celui d'orthopédie, pour exprimer en un seul terme le dessein que je me propose... »

  Andry est totalement dans son époque, faite de néologismes traduisant une nouvelle perspective de transformations sociales en agissant sur la Nature, en particulier humaine. Au titre du symbole on trouve à la première page du traité de Nicolas Andry l’image de l’arbrisseau fragile dont la croissance est orienté par un tuteur. Andry peut donc être crédité de la création du mot orthopédie et d’un conception dynamique du corps en énonçant les principes de base du traitement orthopédique qui repose sur l’éducation, en l’occurrence, la ré-éducation. Cette vision vient compléter ce que Galien nommait déjà « tortueux » en créant, descriptif, le mot scoliose, tandis qu’Amboise Paré en 1575 recommandait un « corselet » pour redresser un corps tordu. Mais pourquoi toute l’histoire de notre métier est venue se réfugier derrière un mot qui nous représente si peu ?

Etymologiquement le terme de chirurgien orthopédiste n’a plus de sens . Notre activité comme nous avons pu le voir ne peut pas être réduite au travail de la main comme le signifie le mot chirurgien (vient  du latin cirurgia  , issu du grec kheirourgia, de kheir : la main et ergon : le travail ). Sommes-nous donc aujourd’hui encore des «  orthopédistes » au sens où pouvait l’entendre Andry ? 

   La chirurgie osseuse et articulaire d’aujourd’hui, est dominée par la recherche du confort, la lutte contre la douleur et le vieillissement, dans un contexte de limitation des coûts et des durées d’immobilisation. Des   techniques   dites nouvelles  comme la chirurgie mini invasives apparaissent. Le terme est très représentatif de notre époque, il reflète les contraintes externes , et l’évolution  interne de notre métier . Mais en minimisant l’acte ne risque-t-on pas de minimiser l’acteur ?



Remerciements :

Frédérick Béguin , Gérard Bligny ,  Michel Dufour , Michel Le Bourg,  Robert Mouchet

Références :

Alain Rey : Dictionnaire historique de la langue française , Le Robert Paris

Dominique Lecourt : Dictionnaire de la pensée médicale , Presse Universitaire Française 

Malgaigne J F : Etude sur l’anatomie et la physiologie d’Homère , bulletin de l’académie royale de médecine Tome N°VII 

Bibliographie sommaire :

Despierres ( G), 1979. Hippocrate,  sa  vie , son œuvre. L’histoire et  la légende. Journal de  Médecine de  Lyon,60, pp.43-66.

Dulieu (L.), 1975. La  chirurgie  à Montpellier de  ses  origines au  début du XIX°. Les  presses Universelles,345p.

Dulieu (L.), 1975. La médecine  à Montpellier. T.1, e moyen  âge. Les  presses  Universelles 386 p.

Enselme (J.), 1969. Biographie  de  Guy  de  Chauliac. La  revue lyonnaise de  Médecine, T.XVIII,  n°18, pp. 689-696.

Enselme (J.), 1970. La  longue  histoire  de la  Grande  Chirurgie de  Guy  de  Chauliac.  Album du  Crocodile, Lyon, 54 p.

Lichtenhaeler ( Ch.), 1978. Histoire  de la Médecine . Fayard,  Paris, 612 p.

Theil  (P.), 1965. L’esprit éternel  de  la  Médecine.  T.1,  L’Antiquité  occidentale. La  Médecine praticienne . Paris , 388 p.

Theil (P.),1969. L’esprit  éternel  de la  Médecine. T .3, le Moyen Age européen. La  Médecine praticienne. Paris, 458 p.

Theil (P.) , 1976. L’esprit  éternel  de  la  Médecine. T.2, Les  temps  barbares. Salerne. Byzance. La  Médecine  praticienne. Paris, 389 p.

Wickersheimer (E.), 1966. Manuscrits latins  de  médecine  du Haut  Moyen-Age dans les  bibliothèques de  France. CNRS, Paris, 254 p.

Wickersheimer (E.),  1979. Dictionnaire biographique des médecins en France au  Moyen-Age. T.1, 416 p. T.2,781 p. Supplément (par D. Jacquart) , 365 p.